Le règne du béton se fissure… un peu

8. Juin 2023 | contribution externe

En Suisse, 95% des constructions sont réalisées en béton, matière dont la fabrication génère beaucoup de C02. La réduction des émissions passera par une révision globale du bâti.

Les Suisses aiment ce qui est solide et les murs de béton de nos immeubles, maisons, comparés à la France par exemple, sont en effet massifs (voir entretien en p9). La consommation de béton en Suisse est la plus élevée d’Europe avec 1,4 m³ par an et par personne, soit le double de la moyenne mondiale, rappelle dans un article paru sur le site Espazium la chercheuse Alia Bengana, architecte et enseignante spécialisée en construction durable à l’EPFL. Puis d’enfoncer le clou. «Notre système actuel produit des bâtiments lourds, surdosés en ciment, et donc en carbone, qui n’anticipent aucune modification, et encore moins leur déconstruction ou le réemploi de leurs éléments.» Or la production du béton serait responsable de 9 % des émissions de CO2 sur le territoire. Globalement, le secteur de la construction émet environ 10 millions de tonnes de CO2 chaque année en Suisse, soit 24% des émissions totales du pays, selon le groupe Serbeco, spécialiste du transport et de la gestion des déchets sur le canton de Genève.

Le béton oui, mais autrement

Mais alors, comment créer du logement tout en maîtrisant la consommation des ressources disponibles et en amenant à la baisse les émissions de gaz à effet de serre (GES)? Les spécialistes tombent d’accord sur un point: le béton n’est pas la cible en soi. C’est plutôt la manière de l’appréhender qui pourrait faire la différence. «Il serait possible d’économiser 20% de béton dans la construction avec une approche plus rationnelle de cette matière. C’est notamment une question de conception, de main-d’oeuvre et de coûts», analyse Denis Clément, professeur dans la filière du génie civil à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (HEPIA). La culture du bâti y est pour quelque chose. Typiquement, les immeubles sont dotés de dalles plates et d’épaisseur constante. Or le dessin d’un bâtiment pourrait prévoir des épaisseurs établies en fonction des besoins. Autre piste: l’utilisation plus fréquente de corps creux dans les dalles en béton. «Mais cette approche par le vide nécessite plus de travail», explique ce professeur qui travaille sur le développement de matériaux innovants issus du recyclage.

Un ciment moins énergivore

Autre façon d’agir: modifier la manière dont le béton est fabriqué, ce qui nécessite d’agir sur la production du ciment, cet élément du béton dont la création dégage force CO2., (entre 650 et 900 kg de CO2 par tonne de ciment). Les matériaux innovants arrivent sur le marché, comme des bétons fibrés à très haute performance, indique la Fédération genevoise des métiers du bâtiment. Qui annonce l’arrivée sur le marché de ciments sans clinker (un constituant du ciment, qui résulte de la cuisson à très haute température d’un mélange composé d’environ 80% de calcaire).

Place au biosourcé moins énergivore

Mais le béton est-il remplaçable par d’autres matières? Dans le domaine de la construction, des initiatives se développent tous azimuts. Les matières qui ont le vent en poupe sont d’abord le bois. «Un matériel biosourcé, qu’il suffit de couper», résume un spécialiste. Mais les architectes consultés dans ce dossier rappellent quelques données de base à propos de ce noble élément. Primo, le bois est une matière putrescible, raison pour laquelle elle ne conviendra pas pour réaliser des fondations ou un parking. «Actuellement le béton est encore indispensable pour les ouvrages souterrains, pour des parties d’infrastructure routière, etc.», résume Denis Clément. Secundo, malgré son attrait, le bois isole mal. Ou alors les murs doivent être très épais. La question se pose aussi pour d’autres matériaux biosourcés. «Si on isole des murs avec des bottes de paille, les murs seront plus épais et il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment de la surface habitable», avance François Baud, membre du comité de la Fédération des associations d’architectes et d’ingénieurs de Genève (FAI) dans le cadre d’une audition sur la modification de la loi sur les constructions et les installations diverses (LCI), votée en décembre 2021 à Genève. Celle-ci établit que les constructions doivent être conçues de manière à minimiser leur empreinte carbone sur l’ensemble de leur cycle de vie. A l’HEPIA, une des pistes étudiées concerne la terre crue. L’idée consiste à utiliser de la terre excavée pour en faire des briques sur place. La Suisse détient un savoir-faire en la matière. En juin 2022 l’entreprise genevoise Terrabloc (qui collabore avec l’HEPIA) et la start-up zurichoise Oxa – qui a mis au point un béton de terre coulé sans ciment – ont participé à la 8e édition des Assises françaises de la terre crue. La rencontre en question a pris place à Sevran, en région parisienne. Là a été inaugurée en automne 2021 une fabrique de matériaux de construction constitués à partir de terres de déblais, en l’occurrence celles du Grand Paris. Le bilan de la terre crue en CO2 est faible mais pas neutre, car elle nécessite l’ajout d’un liant, soit souvent une faible quantité de ciment, précise Denis Clément. Enfin, des architectes font la promotion d’un matériau prêt à l’emploi et utilisable de façon brute: la pierre naturelle. C’est avec du calcaire brut qu’ont été élevés récemment deux bâtiments du quartier des Sciers, à Plan-les-Ouates (GE), offrant 68 appartements de 2 à 6 pièces. «En ne considérant que le complexe structurel d’un immeuble, le choix de la pierre massive au lieu du béton armé diminuerait de 60% l’impact carbone global d’une construction nouvelle», écrit Alia Bengana.

Recycler à tout prix

Les défenseurs d’une approche plus raisonnée et écologique du bâtiment mettent aussi en avant la nécessité de recycler un maximum de matériaux lors de la destruction d’un immeuble. Pour le béton, l’opération consiste à broyer la matière pour en récupérer des granulats, qui sont des pierres mélangées avec du ciment. «Au bout du compte, le béton recyclé possède une performance plus faible et n’apporte pas de gain en CO2, car il faut réinjecter du ciment. «En revanche, la manoeuvre permet d’économiser les carrières», résume Denis Clément. Car leur nombre a été divisé par dix en Suisse depuis le début du XXe siècle. Conséquence de cette rareté, le prix des matériaux recyclés est souvent plus élevé que celui des produits naturels. Pourquoi? Car, face à des prix de décharge très élevés, les entreprises bradent leur gravier naturel pour accueillir des matériaux recyclés.

Unique en Suisse, cette nouvelle exigence cantonale de limitation de l’empreinte carbone devrait entrer en vigueur cette année à Genève. La loi définira des normes carbone et des seuils par matière. «Cela permettra d’objectiver le poids carbone d’un immeuble», se réjouit le député Vert et ingénieur en environnement David Martin, à l’origine de ce texte.

Cette loi fait écho à une initiative parlementaire prévoyant que la loi sur l’énergie fixe des valeurs limites à l’énergie grise des bâtiments. Le Conseil fédéral s’y est opposé. Favoriser l’économie circulaire et limiter les GES, c’est aussi le but du label Minergie-Eco, qui impose des taux minimaux de 80% à 40% de granulats recyclés pour les constructions en béton. L’Etat de Vaud met en avant le fait que toutes ses constructions sont certifiées Minergie P-ECO (ou un système équivalent), indique Camille Orthlieb, responsable Construction durable au sein du Département de l’économie, de l’innovation, de l’emploi et du patrimoine. Ce dernier label inclut le calcul de l’énergie grise du bâtiment. Il a été employé pour réaliser la Maison de l’Environnement. Elevé sur les hauts de Lausanne, cet ouvrage administratif a été construit avec du bois prélevé dans des forêts du canton et de la terre crue.

Méfiance autour des outils carbone

Sur LinkedIn, l’ingénieur vaudois Marc Muller a déclaré sa méfiance face à l’industrie du bâtiment. «Faire face au béton, c’est faire face à une puissante industrie de la construction, de la promotion, du génie civil et de l’architecture faiblement formée aux enjeux de la durabilité. Sans amener ce débat sur la place publique pour mettre en oeuvre des lois sur l’énergie grise et le CO2 induit de la construction, les branches professionnelles n’avanceront pas d’un millimètre », écrit-il. Le Genevois David Martin reste également précautionneux. «La comptabilité carbone est un domaine émergent, où il reste facile d’enfumer les gens. Il faut donc disposer des bons outils. Mais on peut déjà avancer. Par exemple en proposant un prix cantonal du bâtiment bas carbone.»

Rénover, modifier, réutiliser ou ne pas construire du tout?!

Les nouveaux immeubles réalisés dans les villes romandes naissent de deux façons. Soit il reste du terrain à bâtir, ce qui devient de plus en plus rare. Soit l’existant est détruit du toit aux fondations. Dans tous les cas, c’est le neuf qui l’emporte. Or le gaspillage de béton commence à agiter les esprits. «Sierre a accueilli de nouveaux immeubles à proximité de la gare. Le règlement de la ville a imposé 1,5 place de parking par habitant, qui restent vides. C’est un énorme gaspillage», déplore l’ingénieur valaisan Arnaud Zufferey, qui conseille les collectivités en matière de bilan énergétique. Place au «re-use». En Valais central, l’EPFL a construit un pont provisoire sur la Morge en assemblant des lamelles de béton découpées sur un chantier. Autre exemple, la Sulzerareal, à Winterthour, construite principalement à partir d’éléments réutilisés. Avec, à la clef, une réduction des gaz à effet de serre de 60%, selon SuisseEnergie, le programme de l’Office fédéral de l’énergie. C’est l’idée défendue par la Bourse aux matériaux de Bâle, qui propose entre mille articles des cuvettes de WC, des bacs de douche et des échantillons de parquet. Fondée il y a plus de vingt ans, cette institution fait partie d’un réseau de fournisseurs qui publient leurs listes d’objets sur la plateforme useagain.ch. Plus globalement, des ingénieurs posent la question des normes de vie en Occident. «Les statistiques montrent que le taux de CO2 par mètre carré chauffé a baissé, mais parallèlement les surfaces augmentent, ce qui est un effet de richesse mais aussi sociologique, lié à l’éclatement des familles», pointe Arnaud Zufferey. Qui estime aussi que les entreprises sont prisonnières de normes mises en place pour bien faire, mais qui brident des gestes écologiques. «Si je demande des fenêtres sans colle, le monteur ne sait pas faire et pense que cela ne va pas tenir», image-t-il. Le premier recyclage serait de ne pas démolir les bâtiments. Mais comment concilier cette approche avec le fort besoin de logements accessibles au plus grand nombre? Certains architectes explorent une organisation spatiale différente. Comme Yves Dreier, Genevois installé à Lausanne, qui a dessiné les premiers clusters de Suisse romande, des logements privatifs et collectifs, qui comptent entre 8 et 26 pièces. Mais il ne s’agit là que d’une niche.

Cet article est repris du Droit au Logement n° 260, mars 2023, le journal de l’ASLOCA. 

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Stéphane Herzog

Cet article est repris du DAL 260, mars 2023

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