L’égalité des chances en matière d’éducation en temps de COVID-19

25. Mar 2021 | actualité

Les coûts du COVID-19 ne sont pas quantifiables uniquement sur le plan économique (pauvreté, chômage et faim : les crises consécutives à la pandémie). La crise sanitaire a aggravé les inégalités existantes (ODD 19) entre les pays du Nord et du Sud, ainsi qu’entre certains groupes de populations ; elle a aussi fait surgir de nouvelles fractures. Certes la mortalité due au COVID-19 est plus élevée chez les hommes que chez les femmes, mais durant les confinements, celles-ci assument une part disproportionnée des responsabilités pour les tâches non rémunérées d’entretien et d’assistance. La perspective d’une pleine égalité des sexes s’éloigne un peu plus (ODD 5). Les femmes sont surreprésentées au bas de l’échelle salariale et dans les emplois d’importance systémique (vendeuses dans l’alimentaire, soignantes), ainsi que dans le secteur informel (97 % des femmes et 87 % des hommes dans le monde). Selon ONU Femmes, la pandémie accroît les inégalités fondées sur le genre, mais celles-ci ont aussi des conséquences sur les opportunités éducatives, dont enfants et les jeunes peuvent se trouver privés. Ceux dont les parents travaillent à l’extérieur dans un domaine considéré comme essentiel ont davantage de difficultés à suivre un enseignement à distance, d’autant plus si le foyer est monoparental. Cette catégorie d’enfants a nettement moins d’opportunités éducatives que les autres.

Les jeunes qui sont victimes ou témoins de la violence domestique ont de moins bonnes performances scolaires. Si l’on y ajoute les lacunes dues au COVID-19, ces enfants et ces jeunes sont exposés à un risque plus élevé de chômage dans leur vie professionnelle future. Certes, à l’échelle de la Suisse, les services d’aide n’ont pas enregistré une hausse significative des consultations pour violence domestique durant et après le premier confinement (mais les données statistiques sur la criminalité et les victimes pour l’année 2020 ne sont pas encore disponibles). Les cantons de Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Argovie et Soleure ont cependant noté que les cas dans lesquels les travailleurs sociaux se sont vu refuser l’accès au domicile des ménages ont augmenté de 43 % pour cause de mesures d’isolement ou de distanciation. Une étude conduite en Allemagne ne manque pas d’inquiéter : dans ce pays, 3,1 % des femmes ont subi des violences de la part de leur partenaire et 6,5 % des enfants ont été frappés par un membre de la famille, ces chiffres étant presque deux fois plus élevés dans les ménages soumis à une mesure d’isolation, en difficultés financières, au chômage partiel ou dont l’un des membres a été malade. Les opportunités éducatives des enfants et des jeunes pâtissent forcément de telles situations. C’est la raison pour laquelle l’Agenda 2030 prône le principe de « ne laisser personne de côté » (to leave no-one behind) : il appelle les États à compenser le plus rapidement possible les inégalités, même si certaines formes de discrimination émergentes ne figurent pas encore dans un sous-objectif d’un des ODD.

« Ne laisser personne de côté ». La devise impérative de l’Agenda 2030 en matière d’égalité

La devise « ne laisser personne de côté » est au cœur de l’Agenda 2030 ; elle s’est imposée au cours du processus post-2015 suite à l’échec de Save the Children, du G77 et de la Chine à obtenir que soit créé un ODD spécifiquement dédié à l’élimination des inégalités les plus criantes. Il s’agit d’un principe d’inclusion qui commande de s’opposes de manière active aux pratiques discriminatoires et de mettre en œuvre les transformations sociales nécessaires. Ce principe appelle à un considérer d’un regard critique le dogme de la croissance économique à tout prix et à ne pas se contenter de revendiquer l’égalité des chances, mais à appliquer des mesures concrètes pour redonner leurs chances à celles et ceux qui sont relégués aux plus mauvaises places. Il convient de mentionner ici la féminisation croissante du travail domestique et des soins aux enfants (ODD 5), le fossé numérique qui s’élargit et affecte les 1,25 milliard d’élèves concernés dans le monde par la fermeture des écoles. Pour empêcher que d’ici 2030, toute une génération grandisse plus pauvre, plus malnutrie et moins éduquée qu’il y encore cinq ans, le rapporteur de l’ONU pour l’extrême pauvreté recommande de ne plus se fonder sur les anciens indicateurs de croissance, mais de mettre dorénavant l’accent sur l’égalité des chances et l’accès aux droits humains.

Accès à l’éducation : qui paiera les coûts de l’enseignement à distance ?

Au début de la pandémie, de nombreux États, dont la Suisse, ont priorisé la protection de la santé publique (ODD 3) au détriment de l’égalité des chances en matière d’éducation (ODD 4) et du bien-être psychosocial des enfants et aux jeunes. C’est pourquoi en Suisse, entre mars et mai, les écoles des degrés primaire et secondaire I sont restées fermées. Entretemps, les arbitrages ont changé. Les médias ont abondamment parlé de ces enfants et de ces jeunes qui sont laissés tout seuls à la maison et doivent se débrouiller sans aucune aide pour suivre leurs cours à distance. Même si d’un point de vue technique et administratif, l’enseignement à distance fonctionne, les élèves souffrent d’un déficit de contacts avec le monde extérieur. Une enquête de Formation Berne effectuée auprès de 7500 enseignant·e·s en janvier 2021 montre que plus de 75 % d’entre eux sont opposés à une réintroduction de l’enseignement à distance comme il a été mis en place en Allemagne ou en Autriche durant de la seconde vague. Ils demandent une meilleure protection de la santé dans les écoles. Les parents ne sont de loin pas toujours en mesure d’offrir à leurs enfants l’accompagnement que le personnel enseignant ne peut fournir à distance. La sphère virtuelle ne peut remplacer l’école comme lieu clé de l’acquisition des compétences sociales et personnelles. Sans contact avec leurs pairs, les jeunes se replient sur eux-mêmes et les cours par visioconférence sont susceptibles d’accroître le sentiment de solitude. L’ODD 4 requiert un accès effectif à l’éducation (ODD 4a). En temps normal, cela implique par exemple que la distance entre le domicile et l’école ne soit pas trop grande. Lors d’une pandémie, cela pourrait signifier des investissements supplémentaires dans les infrastructures informatiques et le soutien psychosocial.

La fermeture des écoles ainsi que les règles d’hygiène et de distanciation sociale réduisent également les occasions d’acquérir des compétences extrascolaires et informelles. Selon l’Association faîtière pour l’animation enfance et jeunesse en milieu ouvert (AFAJ) et le réseau d’écoles21, le manque de participation sociale engendre un isolement croissant, qui en Suisse frappe tout particulièrement les adolescent·e·s et les étudiant·e·s, non concernés par la réouverture rapide des écoles primaires. En Allemagne, selon l’étude COPSY, 70 % des 7-17 ans affirment se sentir oppressés par la situation. En Suisse, l’étude intitulée Swiss Corona Stress Study montre que 29 % des 14-24 ans souffrent de symptômes dépressifs graves. Le développement de la personnalité pâtit grandement de l’absence d’enseignement en présentiel. Même si certaines institutions suisses ont l’impression que l’expérience du premier confinement a été moins dramatique qu’en Allemagne, éducation21.ch estime toutefois nécessaire d’investir davantage dans l’éducation au développement durable (ODD 4.7), dans l’instruction civique (démocratie, paix, droits humains et santé) et dans les technologies numériques, notamment pour combler les lacunes des principales branches scolaires. Nous constatons que l’ODD 4 ne peut offrir de réponses suffisantes aux défis de la crise actuelle, car il manque un sous-objectif concernant l’acquisition des compétences numériques des enfants et des jeunes ; la question d’une implémentation durable des nouvelles technologies dans les parcours de formation n’est en outre pas du tout abordée dans l’Agenda 2030. Si le projet de stratégie de développement durable de la Suisse présente l’éducation comme un moteur pour la mise en œuvre des 17 ODD et encourage la numérisation, c’est pour en faire aussitôt une compétence au service de la prospérité de l’économie helvétique.

Qui doit financer les coûts sociaux et sanitaires de la fermeture des écoles et le développement parallèle d’offres de soutien (éducation au développement durable, soutien psychosocial) ? Selon l’UNESCO, moins de 1 % des aides d’État sert à financer des mesures pour surmonter la crise dans le domaine de l’éducation. À l’heure actuelle, trop peu de pays sont conscients qu’investir dans l’éducation signifie aussi créer des emplois, progresser vers l’égalité des sexes, éliminer la pauvreté et la faim. Les fonds consacrés à l’ODD 4 sont très insuffisants. Si seule la moitié des 108 pays interrogés est prête à financer un enseignement à distance de qualité, c’est trop peu. Car malgré la progression du taux de vaccination, on ne peut exclure une nouvelle fermeture des écoles. Parallèlement à la campagne de vaccination, c’est aussi une campagne dans le domaine de l’éducation que la Suisse doit lancer si elle ne veut pas rater le sous-objectif qu’elle s’est fixé pour l’ODD 4 (95 % des jeunes de 25 ans possèdent un diplôme du secondaire II).

Cours par Internet : un défi pour l’enseignement inclusif en Suisse

Un des sous-objectifs de l’ODD 4.5 demande que soit assurée « l’égalité d’accès des personnes vulnérables, y compris les personnes handicapées […] et les enfants en situation vulnérable, à tous les niveaux d’enseignement et de formation professionnelle ». Pour les enfants vivant dans des structures familiales qui les exposent à la violence et au stress, le milieu scolaire constitue un endroit rassurant ; le premier confinement en Suisse (mars-mai 2020) a montré que l’école à journée continue leur était indispensable en tant que « lieu ouvert » seul à même de leur fournir des repas équilibrés et un sentiment de sécurité. Durant ce premier confinement, les enfants et les jeunes issus de familles nombreuses, notamment migrantes, manquant d’habiletés numériques et d’accès à des infrastructures informatiques (wifi, téléphone, tablette ou ordinateur pour leur usage propre, imprimante) ont vu leurs opportunités éducatives considérablement réduites. De peur d’être découverts, les jeunes migrant·e·s en situation irrégulière au sens de la loi sur les étrangers ont rarement cherché l’appui psychosocial qu’ils trouvaient auparavant dans le cadre scolaire. Ne serait-ce que pour cette raison, plusieurs associations ont demandé lors du premier confinement un retour rapide à l’enseignement en présentiel pour tous les niveaux et ont plaidé pour que les classes de degré primaire et secondaire I restent ouvertes durant la deuxième vague. Le recours au tout virtuel dans les hautes écoles spécialisées, les universités et certaines filières professionnelles a également des effets négatifs sur les étudiant·e·s. L’impact de l’usage prolongé des méthodes d’enseignement exclusivement numériques sur l’acquisition des connaissances reste à étudier ; selon l’Association faîtière suisse des enseignantes et enseignants, il serait faux de conclure que l’enseignement à distance a induit un bond dans la numérisation des pratiques scolaires. Car si 90 % des 644 membres du corps enseignant interrogés par le syndicat SSP indiquent disposer d’une infrastructure informatique adéquate, ce n’est le cas que pour 48 % des élèves.

Une enquête de l’Institut des sciences de l’éducation de l’Université de Zurich parvient à une conclusion opposée : le transfert des cours dans l’espace virtuel aurait rendu les élèves plus conscients de leurs propres responsabilités dans le processus d’apprentissage, d’où une progression remarquable des compétences numériques. À condition toutefois que les canaux de communication avec le personnel enseignant et les parents soient régis par des règles claires et utilisés à bon escient (plateformes d’information, pages Internet de la classe, séances hebdomadaires en classe par Zoom, conversations téléphoniques hebdomadaires avec l’enseignant ou l’enseignante). Pour Formation Berne, la crise a révélé une nécessité accrue de personnaliser l’offre ; la Swiss Corona Stress Study appelle à une gestion flexible du plan d’étude ; quant à l’Association faîtière pour l’animation enfance et jeunesse en milieu ouvert (AFAJ), elle réclame une meilleure intégration de l’offre extrascolaire au sein du plan d’étude. L’impact de la suppression des composantes relationnelles dont l’enseignement à distance prive les élèves augmente avec la durée du confinement. Plus la crise se prolonge, plus le personnel enseignant doit disposer de ressources supplémentaires pour garantir l’égalité des chances et soutenir les élèves plus faibles. Comme le souligne l’Association faîtière suisse des enseignantes et enseignants, les professionnel·le·s qui épaulent les élèves et les étudiant·e·s ont eux aussi besoin d’être soutenus, afin d’éviter que le sentiment d’insécurité ne fasse tache d’huile et que dépression et anxiété prennent le dessus.

Pour les instituts de formation et l’UNESCO, il faut investir dans le personnel enseignant

Comme les soignant·e·s, les enseignant·e·s font partie des professions qui doivent gérer la crise en première ligne. Or, leur perspective a été trop peu prise en compte sur le plan politique. Les conséquences sociales des lacunes d’apprentissage et des fermetures d’écoles n’apparaissent pas encore clairement. Mais il faut sans attendre offrir un meilleur soutien aux enseignant·e·s, qui sont des acteurs clés et des interlocuteurs de premier recours : cours de formation continue rémunérés, par exemple dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, mesures de protection renforcées dans les salles de classe, priorité pour la vaccination, tests à grande échelle en concertation avec les établissements scolaires, communication renforcée et transparente avec les directions d’écoles et les associations.

Le développement de l’accueil extrafamilial pourrait utilement être mis à contribution pour ménager les ressources du personnel enseignant. Il apporterait un remède à la double injonction fâcheuse de devoir travailler depuis son domicile tout en assumant des tâches éducatives. Plus que jamais, les associations doivent œuvrer en réseau pour partager leurs compétences en cette période où les ressources viennent à manquer. Le pool d’informations et d’idées de l’AFAJ en est un bon exemple. Alors que la pénurie d’enseignant·e·s est amplifiée par l’absence des membres du personnel appartenant à des catégories à risques, Formation Berne constate encore et toujours un degré d’identification élevée à la profession. Mais toutes les institutions ne sont pas également convaincues de l’urgence de mettre en place des mesures de compensation pour les enseignant·e·s sous forme de formations continues rémunérées et reconnues. Mais les associations et les syndicats comme SSP, LCH et Formation Berne constatent tous que depuis le début de la crise du COVID-19, les enseignant·e·s sollicitent davantage les services d’aide qui leur sont destinés. L’ODD 4 met comparativement peu l’accent sur le renforcement du personnel enseignant en tant que ressource autonome. Pourtant, en privilégiant la participation et la dimension collective, on dispose plus facilement en temps de crise de ressources de proximité rapidement mobilisables et de la flexibilité nécessaire pour combler les absences.

Comme le dit Formation Berne, « l’école seule ne peut pas tout corriger ». Cette phrase résume bien les défis à relever pour garantir l’égalité des chances de développement durant la crise du COVID-19 : elle rappelle la nécessité de mettre en commun les ressources et, indirectement, d’appliquer la devise de l’Agenda 2030, « ne pas nuire ». Selon ce principe issu du champ de l’aide humanitaire, les décideurs doivent avant toute chose envisager la totalité des répercussions que leur action est susceptible d’avoir pour les autres objectifs. En conséquence, les fermetures d’école pensées pour diminuer le risque viral ne doivent pas conduire à une augmentation du risque psychosocial. Les liens entre l’ODD 4 et les ODD 3 (santé), 5 (égalité des sexes) ou 1 (pauvreté) doivent être consciemment envisagés et anticipés dans les processus de prise de décisions politiques. Si nous parvenons à montrer que les fermetures d’école a un impact sur la pauvreté (ODD 1) le chômage (ODD 8) et les rapports de genre équitables (ODD 5), cela accroît la pression sur les acteurs politiques pour qu’ils agissent de façon responsable.

Merci à Formation Berne, à l’Association faîtière pour l’animation enfance et jeunesse en milieu ouvert (AFAJ), à l’Association faîtière suisse des enseignantes et enseignants (LCH) et au Syndicat des services publics (SSP) pour avoir aimablement répondu à nos questions, ainsi qu’au Réseau suisse éducation et coopération internationale (RECI) et éducation21.ch pour avoir fourni des éclairages complémentaires.

Marion Panizzon a travaillé jusqu’en février 2021 pour la Plateforme Agenda 2030 en tant que responsable d’un rapport au sujet des effets de la pandémie de COVID-19 sur certains ODD. Elle est chercheuse au World Trade Institute.

Dominik Gross
Marion Panizzon

Plateforme Agenda 2030

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