Spillovers : le rôle peu glorieux de la Suisse

1. Avr 2022 | contribution externe

Pollution de l’environnement, exportations d’armes, évasion fiscale : les retombées négatives que la Suisse occasionne à l’étranger sont nombreuses et sapent les efforts visant à atteindre les objectifs de développement durable, écrit Laura Ebneter. 

Ces dernières années, les échanges mondialisés de biens, de capitaux et d’informations ont augmenté de manière exponentielle. Ils attestent systématiquement que des décisions soi-disant locales peuvent avoir des répercussions à l’échelle planétaire. La consommation en Suisse tout au long de l’année de tomates, de concombres et d’aubergines influence par exemple directement le potager de l’Europe, dans le sud désertique de l’Espagne, où des aliments sont produits dans des conditions problématiques, à grand renfort d’eaux souterraines et de pesticides. Ces effets dits d’externalité territoriale ou de débordement (« spillovers ») se manifestent lorsque des actions spécifiques dans un pays ont des conséquences négatives pour d’autres nations et les empêchent de surcroît d’atteindre les objectifs de durabilité.

Formulant dix-sept objectifs de développement durable, l’Agenda 2030 de l’ONU tente de tenir compte de ces effets. Dans le monde interdépendant et interconnecté que nous connaissons, tous les États membres de l’ONU se sont engagés, en 2015, à mettre en œuvre l’Agenda 2030. Comment les mises en œuvre nationales de l’agenda sont-elles réalisables dans un monde globalisé ? Impossible à cet égard de passer à côté des effets d’externalité territoriale.

Publié chaque année par des auteurs réunis autour de l’économiste américain Jeffrey D. Sachs, le Sustainable Development Report (SDR) évalue les 193 États membres de l’ONU en fonction des retombées négatives qu’ils provoquent à l’étranger. Ces dernières sont réparties en trois domaines : effets écologiques et sociaux du commerce, économie et flux financiers, ainsi que promotion de la paix et sécurité. Dans la récente évaluation de 2021, la Suisse occupe une peu glorieuse 161e place. Seuls les Émirats arabes unis, le Luxembourg, la Guyane et Singapour sont moins bien notés en termes d’effets de débordement. En comparaison européenne, la Suisse se situe à la 30e place sur 31. Comment se peut-il que notre pays, soi-disant élève modèle, s’en sorte aussi mal ?

Effets écologiques et sociaux du commerce
Les retombées négatives à l’étranger dans le domaine du commerce englobent les conséquences internationales liées à l’utilisation des ressources naturelles, à la pollution de l’environnement et aux effets sociaux générés par la consommation de biens et de services. La Suisse obtient de très mauvais résultats en termes d’importation d’eau virtuelle, d’azote, de dioxyde d’azote et de dioxyde de carbone. Sa note est très mauvaise aussi s’agissant de la mise en péril de la biodiversité dans les écosystèmes. En partie invisibles, ces sous-produits sont générés tout au long de la chaîne de création de valeur : lors de la production et de l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques, de l’irrigation, de l’utilisation de moteurs à combustion pour la production et le transport notamment. Quiconque met en doute ces chiffres internationaux peut en outre se référer au monitorage national MONET 2030 de l’Office fédéral de la statistique. Ce suivi ne prévoit pas non plus de réduction de l’empreinte matérielle élevée ou de l’empreinte gaz à effet de serre de la Suisse.

Il est évident que les petits pays pauvres en ressources dépendent des biens et des services provenant de l’étranger. Il est donc d’autant plus crucial d’organiser ces relations commerciales de manière durable. La réponse du Conseil fédéral à une interpellation du conseiller national Roland Fischer (PVL) sur la diminution des externalités négatives de la Suisse laisse à désirer tout comme la réduction de son empreinte : selon le Conseil fédéral, notre pays s’engage pour que l’ONU se fixe des objectifs ambitieux pour des modèles de consommation et de production durables. Et notre pays encourage l’économie circulaire, pour laquelle des mesures seront élaborées d’ici fin 2022. Reste à savoir si ces mesures contribueront à une réduction significative de l’empreinte matérielle et de l’empreinte gaz à effet de serre de la Suisse.

Les efforts internationaux visant à garantir des chaînes de création de valeur durables sont de loin plus prometteurs. La résolution récemment adoptée par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU doit consacrer le droit fondamental à un environnement sûr, propre, sain et durable (cf. l’article dans global #82). La France et l’Allemagne déploient des efforts similaires avec, respectivement, la loi relative au devoir de vigilance et la loi sur les chaînes d’approvisionnement. En comparaison, on voit bien ce que le contre-projet à l’initiative pour des multinationales responsables parvient réellement à « produire » : d’insignifiantes brochures sur papier glacé, rédigées par les départements marketing des grandes entreprises multinationales.

Économie et flux financiers
Dans le domaine de l’économie et des flux financiers, la Suisse obtient de mauvaises à très mauvaises notes pour les quatre indicateurs. On voit bien le problème : avec 0,48 % du revenu national brut, les dépenses publiques consacrées au développement sont toujours inférieures aux 0,7 % inscrits dans l’Agenda 2030. La place financière suisse reste un paradis pour les réfugiés fiscaux. L’échange automatique d’informations sur les comptes financiers n’est que partiellement garanti. Et pour finir, les multinationales peuvent toujours pratiquer l’optimisation fiscale en Suisse, au détriment des plus pauvres. Sans mesures concrètes contre les pratiques de fraude fiscale et les transferts de bénéfices des entreprises vers des zones à faible imposition, la Suisse ne s’acquittera pas de ses responsabilités envers les pays pauvres.

Promotion de la paix et sécurité
Le troisième domaine, celui de la promotion de la paix et de la sécurité, inclut les conséquences négatives et déstabilisantes que les exportations d’armes peuvent avoir sur les pays pauvres. Ici encore, les exportations d’armes de la Suisse lui valent un très mauvais résultat. Depuis la publication du SDR, un premier pas a toutefois été fait dans la bonne direction : le contre-projet à l’initiative correctrice garantit qu’aucun matériel de guerre ne sera exporté vers des pays en proie à une guerre civile ou dans lesquels les droits de l’homme sont systématiquement et gravement violés. La réglementation des exportations est enracinée au niveau de la loi et confie ainsi à la population et au Parlement le contrôle démocratique nécessaire sur les livraisons de matériel de guerre.

Le rôle en vue de la petite Suisse
Le Sustainable Development Report est régulièrement critiqué pour ses données insuffisantes et lacunaires, ainsi que pour le choix de ses indicateurs. Mais ces critiques ne doivent pas occulter la responsabilité globale de la politique menée par la Suisse, de son économie et de sa population. Que les décisions politiques prises par notre pays contribuent à un développement durable global et n’entraînent pas de pollution des eaux, de pauvreté ou de déplacements de populations est notre affaire à tous. Car les externalités négatives des pays riches de l’OCDE n’ont pas seulement un impact sur les autres pays : elles sapent aussi les efforts internationaux visant à atteindre les objectifs de l’Agenda 2030.

 

Cet article parut dans global #83, Printemps 2022 Alliance Sud.

Portrait von Laura Ebneter
Laura Ebneter

Alliance Sud

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